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Débats dans le mouvement féministe

Interview de Virginie Despentes, auteure de King Kong Théorie

samedi 10 mars 2007, par RED

Certains aspects de cette interview peuvent
faire débat... Les propos cités n’engagent
que l’interviewée.

RED : Pourquoi avoir écrit ce livre-ci aujoud’hui et pourquoi un essai en particulier alors que tu n’avais publié que des fictions ?

Virginie Despentes : Pour essayer autre
chose, genre ça m’évite de me scléroser en
écrivant toujours des récits. (...) Et j’avais
envie de théoriser. L’année qui a suivi
Baise Moi, le film, on a accumulé pas mal
de tensions, des choses dites qui n’étaient
jamais imprimées exactement comme on
l’aurait souhaité, ou de choses dites entre
nous, hors micro, et j’avais envie, éventuellement
besoin, de les rassembler, les
formuler, pour m’en débarrasser. (...)

RED : Lire ce livre ça redonne confiance de l’énergie : est-ce que c’était l’un des objectifs ?

VD : J’ai été marquée par la rencontre
avec une adolescente qui a été ma belle
fille, qui avait douze ans quand je l’ai connue.
En vivant avec elle, j’ai eu l’impression
qu’on ne donnait rien aux plus jeunes,
sauf de la merde, des paquets de merde.
La souris, le clown et le père noel Coca
leur travaillent le crâne sans relâche. (...)

En regardant cette ado et ses potes, je me
suis demandé qui prenait encore la peine
de leurs parler de féminisme, et je me suis
dit qu’on ne pouvait pas dire qu’ils étaient
bombardés d’information, de ce côté là.
Je ne peux pas dire que j’ai écrit ce livre
pour elle, mais certainement en pensant
aux filles de quinze ans, en me disant que
même si personnellement ça ne m’arrangeait
pas forcément de me mettre dans
ce genre de situation (du point de vue du
strict confort perso, ça ne me tentait pas
plus que ça de parler du viol, par exemple),
ça avait un genre d’intêret ; quand même.

RED : Que penses-tu du mouvement féministe actuel, en France particulièrement, après une division lors de la loi sur l’exclusion des jeunes filles voilées ? et quelles perspectives d’avenir ?

VD : Ce que vont produire les jeunes
féministes (textes, discours, images ou
sons) m’intéresse énormément, elles passent
clairement une étape et inventent
des vies et des attitudes qui semblaient
impossibles, il y a moins de trente ans.
Dans les quinze années à venir (...), je
pense qu’on va assister à une explosion
pure et simple du « féminin » tel qu’imposé
depuis des millénaires. La violence
des femmes, notamment, me semble un
enjeu d’importance. Mais ça, c’est mes
projections personnelles.

Les féministes françaises traditionnelles
et vivantes me fatiguent un peu, avec des
exceptions notoires. En France le mouvement
féministe a quand même été confisqué
par des femmes d’une classe sociale
bien particulière, confisqué, étouffé et
enterré. Maintenant, quand on dit « féminisme
 », elles voudraient pouvoir contrôler
le label, autoriser ou pas à l’employer. Et
pour y être autorisée, il faut partager avec
ces vieilles dames qui sont toutes nées
riches une série de points de vue plus ou
moins déprimant, plus ou moins aliénant.
La division sur la loi sur l’exclusion des
jeunes filles voilées, j’ai du mal à la placer
dans une perspective féministe, il s’agirait
plutôt de trauma post-coloniaux. Des femmes
blanches parlent à la place des filles
voilées, et savent mieux qu’elles ce qu’elles
ont à faire, pour leur propre bien. On
connaît cette attitude de dames patronnesses.
C’est une attitude que ces mêmes femmes
blanches ont avec les putes. Là aussi
elles se permettent de s’exprimer à la
place des filles qui travaillent. Comme au
temps de la Comtesse de Ségur, quand les
dames charitables faisaient la tournée des
maisons de pauvres. Qu’elles aillent se
faire foutre avec leurs quignons de pain en
échange de la bonne parole répétée.
Je n’ai pas compris que des femmes
puissent refuser de marcher avec les filles
voilées, les déclarant d’entrée de jeu instrumentalisées.

On ne fait pas un tri à
l’entrée des cortèges, d’habitude, on ne
soumet pas les femmes qui veulent défiler
le 8 mars à un interrogatoire « as tu déjà
été entretenue par un homme ? as tu déjà
obtenu un poste grâce à ta séduction ? as
tu suivi un régime récemment ? as tu les
seins refaits ? es tu trop coquette ? partages
tu correctement les tâches ménagères
chez toi ? élèves tu ton fils comme ta fille
 ? joues tu parfois le jeu du sexisme pour
séduire un homme ? etc ». sinon, bon,
il y aurait trois bonnes femmes et une
banderole et toutes les autres resteraient
chez elles.

Je veux bien écouter ce que les filles de ni
pute ni soumise ont à dire sur la question,
puisqu’elles sont effectivement en rapport
plus direct avec les personnes concernées
que je ne le suis depuis dix ans. Mais je
veux bien aussi écouter ce que les filles
qui portent le voile ont à dire (par exemple
dans le très bon documentaire « un
racisme à peine voilé », qui est instructif).
Et je ne vois pas pourquoi j’écouterais
des journalistes parisiennes qui ont des
certitudes sur la question, jusqu’à présent
le sort des rebeux ne les avaient pas intéressées
(...).

RED : Quelle est ta position sur la prostitution, pourquoi ?

VD : Il y a de plus en plus d’associations
de filles qui gagnent leur vie avec leurs
peaux, elles semblent tenir un discours
cohérent, je ne vois pas pourquoi elles
ne sont pas écoutées. Je n’ai pas entendu
parler d’une association de prostituée qui
plébiscite les lois Sarkozy. Quand elles
se réunissent pour en parler, on ne voit
aucune télé, aucun média. Elles savent
pourtant de quoi elles parlent, et elles
savent ce qu’elles veulent obtenir. Je ne
vais pas parler à leur place, mon expérience
est trop particulière, de courte durée
et remonte à longtemps, sur un marché
qui évolue vite. Evidemment si on me
demande mon avis, il est qu’on devrait
pouvoir être pute exactement comme on
est esthéticienne, psychologue, danseuse
ou masseuse : bosser dans une grosse
boite et se faire exploiter, ou monter sa
propre structure, ou à son propre compte.
Ça ne légitimise aucune forme d’esclavage,
mais si c’est fait comme un boulot, c’est un
boulot, et puis point barre.

RED : A propos du porno, la violence des tournages et les normes qui le traversent ne rendent-elles pas nécessaires un autre porno ? Est-ce possible, comment ?

VD : (Il n’y a) aucun besoin de violence
sur un tournage pour que les hardeuses se
sentent dévalorisées. Tout peut très bien
se passer sur les tournages, c’est dans la
vie civile que ça se joue, dans le regard
porté sur le job, et l’exigence collective de
remords. Même si la fille le vit très bien
sur le coup, je crois qu’ensuite on la fait
tellement chier avec ça qu’elle finira par
mal vivre de l’avoir fait.

Abolir les lois sur le X serait un premier
pas, évidence. Pour inventer d’autres pornos,
il faudrait pouvoir les tourner dans les
mêmes conditions qu’on tourne n’importe
quel film, et pouvoir les projeter dans les
mêmes conditions. Et pouvoir travailler
avec des filles sans être certaine de les
condamner à une galère de trente années
de gens autour d’elles qui de diverses
façons veulent qu’on les rassure sur un
point « tu regrettes, hein, tu regrettes ? ».
Faut dire que, si on ne les fait pas regretter
aux forceps, c’est un super boulot, en
fait, et ça il n’est pas question que ça se
sache.

Propos recueillis par
Suzanne, [Tolbiac]


DESPENTES, Virginie : King Kong
Théorie, Paris, Grasset, 2006, 158 pages.
13,90 Euros.

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