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Ernest Mandel

La conception marxiste de l’à‰tat

vendredi 29 juin 2007, par JCR-RED

Première partie : Origine et développement de l’Etat dans l’histoire des sociétés

a) La société primitive et les origines de l’état

L’État n’a pas toujours existé. Certains sociologues et autres représentants de la science politique académique commettent une erreur quand ils parlent de l’État dans les sociétés primitives. En réalité, ils identifient l’État avec la collectivité, avec la communauté. De ce fait, ils enlèvent à l’État ses caractéristiques particulières : l’exercice de certaines fonctions est enlevé à la collectivité dans son ensemble pour être réservé entièrement à une petite fraction des membres de cette collectivité.

En d’autres termes, l’apparition de l’État est un produit de la division sociale du travail. Aussi longtemps que cette division sociale du travail n’est que rudimentaire, tous les membres de la société exercent à tour de rôle pratiquement toutes les fonctions. Il n’y a pas d’État. Il n’y a pas de fonctions d’État particulières.

Au sujet de la tribu des Bushmen, le R. P. Victor Ellenberger écrit qu’elle ne connût ni propriété privée, ni tribunaux, ni autorité centrale, ni organismes spéciaux d’aucune sorte ("La fin tragique des Bushmen ", pp. 70-73 ; Paris, Amiot-Dumont, 1953) . Un autre auteur écrit au sujet de cette même tribu : « Chez les Bushmen, la vraie autorité est représentée par le clan et non par la tribu dans son entier : les affaires du clan, en général, sont réglées par les chasseurs habiles ou par les hommes les plus âgés, gens d’expérience le plus souvent » (I. Shapéra : " The Khoisan Peoples of
South Africa ", 1930) .

Même constatation pour les peuples d’Égypte et de Mésopotamie, dans la haute antiquité : " Pas plus que pour un groupement politique vraiment centralisé, les temps ne sont pas encore révolus pour une famille patriarcale avec autorité paternelle... Les sujets actifs et passifs des obligations sont collectifs dans le régime du clan totémique. Le pouvoir comme la responsabilité y ont encore un caractère indivis. Nous sommes en présence d’une société communautaire et égalitaire au sein de laquelle la participation au même totem qui fait l’essence de chacun et la cohésion de tous place tous les membres du clan sur le même rang " (A. Moret et G. Davy : " Des Clans aux Empires ", Paris, La Renaissance du Livre, 1923, p. 17) .

Mais au fur et à mesure que se développe la division sociale du travail, que la société se divise en classes, l’État apparaît et sa nature se précise : l’ensemble des membres de la collectivité se voit refuser l’exercice d’un certain nombre de fonctions ; une petite minorité détient, seule, l’exercice de ces fonctions.

Deux exemples illustreront cette évolution qui consiste à retirer à une majorité des membres de la société certaines fonctions qu’ils exerçaient antérieurement, et à l’origine collectivement, pour les attribuer à un petit groupe d’individus.

Premier exemple : l’armement.

C’est une fonction importante. Engels disait que l’État, en dernière analyse, n’est rien d’autre qu’un groupe d’hommes armés. Dans la collectivité primitive, tous les membres masculins du groupe sont armés (et parfois, même, tous les adultes). Il n’est pas question, dans une telle société, de concevoir l’armement comme étant l’apanage particulier d’un " quelque chose " qui s’appelle l’armée, la police ou la gendarmerie. Tous les hommes qui ont atteint l’âge adulte ont le droit de porter des armes. (Dans certaines sociétés primitives, la cérémonie d’initiation, qui reconnaît l’âge adulte, confère ce droit de porter des armes.)

Le phénomène est identique dans des sociétés encore primitives mais déjà proches du stade de leur division en classes. C’est le cas, par exemple, pour les populations germaniques qui vont se lancer à l’assaut de l’Empire romain : tous les hommes libres ont le droit de porter des armes et ils peuvent s’en servir pour défendre leur personne et leurs droits. L’égalité de droits entre hommes libres que nous voyons dans les sociétés germaniques primitives est en fait une égalité entre soldats qu’illustre très bien l’anecdote du vase de Soissons. Dans la Grèce et la Rome antiques, les luttes entre patriciens et plébéiens ont souvent pour objet cette question du droit de porter des armes.

Deuxième exemple : la justice

La société primitive ignore généralement l’écriture et ne connaît pas de droit écrit. Mais, en outre, l’exercice de la justice n’y est pas l’apanage d’individus particuliers ; ce droit est exercé par la collectivité. Au-delà des querelles qui sont tranchées par les familles ou les individus eux-mêmes, seules les assemblées collectives sont habilitées à rendre des jugements. Dans la société germanique primitive, le président du tribunal populaire ne juge pas ; sa fonction consiste à faire respecter certaines règles, certaines formes.

L’idée qu’il puisse y avoir des hommes détachés de la collectivité, à qui serait réservé ce droit de porter des jugements, paraîtrait aux citoyens d’une société fondée sur le collectivisme du clan ou de la tribu, un non-sens aussi grand que paraît l’inverse à la plupart d’entre nous.

Résumons : à un certain moment du développement de la société, avant qu’elle ne se soit divisée en classes sociales, certaines fonctions comme le droit de porter des armes ou de rendre la justice sont exercées collectivement par tous les membres adultes de la communauté. C’est seulement au fur et à mesure du développement ultérieur de cette société, au moment où apparaissent les classes sociales, que ces fonctions sont enlevées à la collectivité pour être réservées à une minorité qui les exerce d’une manière particulière. Comment caractériser cette manière particulière ?

Examinons par exemple notre société occidentale, à l’époque où le système féodal commence à être son trait dominant. L’indépendance, non pas formelle, juridique, mais effective et quasi totale des grands domaines s’exprime par le fait que le seigneur exerce seul sur son domaine toutes les fonctions énumérées plus haut et qui étaient dévolues à la collectivité adulte dans les sociétés primitives.

Ce seigneur féodal est maître absolu sur son domaine ; il est le seul qui ait le droit de porter des armes en permanence ; il est le seul policier, le seul gendarme ; il est le seul juge ; il est le seul qui ait le droit de battre monnaie ; il est le seul ministre des finances. Il exerce sur son domaine les mêmes fonctions classiques que remplit un État tel que nous le connaissons aujourd’hui.

Puis, une évolution va se produire. Aussi longtemps que le domaine reste peu étendu, que sa population est réduite, que les fonctions" étatiques " du seigneur restent très rudimentaires, et très peu complexes, et tant que leur exercice lui prend peu de temps,il peut se satisfaire de cette situation et exercer en personne toutes ces fonctions.

Mais lorsque le domaine s’agrandit et que le mouvement démographique s’amplifie, les fonctions que détient le seigneur deviennent de plus en plus complexes et de plus en plus fastidieuses. Il devient impossible à un seul homme d’exercer toutes ces fonctions. Que fait alors le seigneur féodal ? Il va partiellement déléguer ses pouvoir à d’autres hommes. Mais pas à d’autres hommes libres ; ceux-ci font partie d’une classe sociale qui est en opposition avec la classe seigneuriale. Le seigneur délègue des parties de son pouvoir à des gens qu’il a entièrement sous son contrôle : des serfs qui font partie de ses domestiques (l’origine servile se retrouve dans tous les titres : le ministre est le serf ministrable ; le connétable est le comes stabuli, le chef des écuries ; le maréchal est le serf qui s’occupe des équipages, des chevaux, etc...). C’est dans la mesure où ces gens, ces non-libres, ces domestiques, sont entièrement sous son contrôle, que le seigneur leur délègue partiellement ses pouvoirs.

Cet exemple nous amène à cette conclusion qui est la base même de la théorie marxiste de l’État : L’État est un organe particulier qui est né à un certain moment de l’évolution historique de l’humanité et qui est condamné à disparaître au cours de cette même évolution. Il est né de la division de la société en classes et disparaîtra en même temps que cette division. Il est né comme instrument entre les mains de la classe possédante pour maintenir sa domination sur la société et il disparaîtra avec cette domination d’une classe.

Pour en revenir à la société féodale, il faut signaler que les fonctions d’État qu’exerce la classe dominante ne concernent pas seulement la sphère la plus immédiate du pouvoir (armée, justice, finances :..) . L’idéologie, le droit, la philosophie, les sciences, les arts... sont aussi sous la coupe du seigneur. Ceux qui exercent ces fonctions sont des gens pauvres qui, pour subsister, doivent vendre leurs capacités à un seigneur qui peut subvenir à leurs besoins. (Il faut inclure les chefs de l’Église dans la classe des seigneurs féodaux, pour autant que l’Église était propriétaire d’immenses domaines.)

En outre, du moins quand la dépendance est totale, le développement de l’idéologie est entièrement contrôlé par la classe dominante : elle seule commande la production" idéologique" ; elle seule est capable de subvenir aux besoins des "idéologues ".

Voilà les rapports de base qu’il faut constamment garder à l’esprit, si l’on ne veut pas se perdre dans un fouillis de complications et de nuances. Bien sûr, au cours de l’évolution de la société, la fonction de l’État devient beaucoup plus complexe, beaucoup plus nuancée qu’elle ne l’est dans un régime féodal tel que celui qui vient d’être très schématiquement expliqué.

C’est néanmoins de cette condition transparente qu’il faut partir pour comprendre la logique de l’évolution, l’origine de cette division sociale du travail qui s’opère, et le processus à travers lequel ces différentes fonctions deviennent de plus en plus autonomes et commencent à apparaître comme étant de plus en plus indépendantes par rapport à la classe dominante.

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