Accueil > Brochures et textes > Classiques > Extraits de l’à‰tat et la Révolution de Lénine (1917)
Extraits de l’à‰tat et la Révolution de Lénine (1917)
vendredi 29 juin 2007, par
Extraits de l’État et la Révolution de Lénine (1917)
CHAPITRE III : L’ETAT ET LA REVOLUTION. L’EXPERIENCE DE LA COMMUNE DE PARIS (1871). ANALYSE DE MARX
1. EN QUOI LA TENTATIVE DES COMMUNARDS EST-ELLE HEROIQUE ?
On sait que, quelques mois avant la Commune, au cours de l’automne 1870, Marx avait adressé une mise en garde aux ouvriers parisiens, s’attachant à leur démontrer que toute tentative de renverser le gouvernement serait une sottise inspirée par le désespoir. Mais lorsque, en mars 1871, la bataille décisive fut imposée aux ouvriers et que, ceux-ci l’ayant acceptée, l’insurrection devint un fait, Marx, en dépit des conditions défavorables, salua avec le plus vif enthousiasme la révolution prolétarienne. Il ne s’entêta point à condamner par pédantisme un mouvement, comme le fit le tristement célèbre renégat russe du marxisme, Plékhanov, dont les écrits de novembre 1905 constituaient un encouragement à la lutte des ouvriers et des paysans, mais qui, après décembre 1905, clamait avec les libéraux : "II ne fallait pas prendre les armes."
Marx ne se contenta d’ailleurs pas d’admirer l’héroïsme des communards "montant à l’assaut du ciel", selon son expression. Dans le mouvement révolutionnaire des masses, bien que celui-ci n’eût pas atteint son but, il voyait une expérience historique d’une portée immense, un certain pas en avant de la révolution prolétarienne universelle, un pas réel bien plus important que des centaines de programmes et de raisonnements. Analyser cette expérience, y puiser des leçons de tactique, s’en servir pour passer au crible sa théorie : telle est la tâche que Marx se fixa.
La seule "correction" que Marx ait jugé nécessaire d’apporter au Manifeste communiste, il la fit en s’inspirant de l’expérience révolutionnaire des communards parisiens.
La dernière préface à une nouvelle édition allemande du Manifeste communiste, signée de ses deux auteurs, est datée du 24 juin 1872. Karl Marx et Friedrich Engels y déclarent que le programme du Manifeste communiste "est aujourd’hui vieilli sur certains points".
"La Commune, notamment, a démontré, poursuivent-ils, que la "classe ouvrière ne peut pas se contenter de prendre la machine de l’Etat toute prête et de la faire fonctionner pour son propre compte."
Les derniers mots de cette citation, mis entre guillemets, sont empruntés par les auteurs à l’ouvrage de Marx La Guerre civile en France.
Ainsi, Marx et Engels attribuaient à l’une des leçons principales, fondamentales, de la Commune de Paris une portée si grande qu’ils l’ont introduite, comme une correction essentielle, dans le Manifeste communiste.
Chose extrêmement caractéristique : c’est précisément cette correction essentielle qui a été dénaturée par les opportunistes, et les neuf dixièmes, sinon les quatre-vingt-dix-neuf centièmes des lecteurs du Manifeste communiste, en ignorent certainement le sens. Nous parlerons en détail de cette déformation un peu plus loin, dans un chapitre spécialement consacré aux déformations. Qu’il nous suffise, pour l’instant, de marquer que l’"interprétation" courante, vulgaire, de la fameuse formule de Marx citée par nous est que celui-ci aurait souligné l’idée d’une évolution lente, par opposition à la prise du pouvoir, etc.
En réalité, c’est exactement le contraire. L’idée de Marx est que la classe ouvrière doit briser, démolir la "machine de l’Etat toute prête", et ne pas se borner à en prendre possession.
Le 12 avril 1871, c’est-à-dire justement pendant la Commune, Marx écrivait à Kugelmann :
"Dans le dernier chapitre de mon 18-Brumaire, je remarque, comme tu le verras si tu le relis, que la prochaine tentative de la révolution en France devra consister non plus à faire passer la machine bureaucratique et militaire en d’autres mains, comme ce fut le cas jusqu’ici, mais à la briser. (Souligné par Marx ; dans l’original, le mot est zerbrechen). C’est la condition première de toute révolution véritablement populaire sur le continent. C’est aussi ce qu’ont tenté nos héroïques camarades de Paris" (Neue Zeit, XX, 1, 1901-1902, p. 709). Les lettres de Marx à Kugelmann comptent au moins deux éditions russes, dont une rédigée et préfacée par moi."
"Briser la machine bureaucratique et militaire" : en ces quelques mots se trouve brièvement exprimée la principale leçon du marxisme sur les tâches du prolétariat à l’égard de l’Etat au cours de la révolution. Et c’est cette leçon qui est non seulement tout à fait oubliée, mais encore franchement dénaturée par l’"interprétation" dominante du marxisme, due à Kautsky !
(…)
2. PAR QUOI REMPLACER LA MACHINE D’ETAT DEMOLIE ?
A cette question Marx ne donnait encore, en 1847, dans le Manifeste communiste, qu’une réponse tout à fait abstraite, ou plutôt une réponse indiquant les problèmes, mais non les moyens de les résoudre. La remplacer par l’"organisation du prolétariat en classe dominante", par la "conquête de la démocratie", telle était la réponse du Manifeste communiste.
Sans verser dans l’utopie, Marx attendait de l’expérience du mouvement de masse la réponse à la question de savoir quelles formes concrètes prendrait cette organisation du prolétariat en tant que classe dominante, de quelle manière précise cette organisation se concilierait avec la plus entière, la plus conséquente "conquête de la démocratie".
Aussi limitée qu’ait été l’expérience de la Commune, Marx la soumet à une analyse des plus attentives dans sa Guerre civile en France. Citons les principaux passages de cet écrit :
Au XIXe siècle s’est développé, transmis par le moyen âge, "le pouvoir centralisé de l’Etat, avec ses organes, partout présents : armée permanente, police, bureaucratie, clergé et magistrature". En raison du développement de l’antagonisme de classe entre le Capital et le Travail, "le pouvoir d’Etat prenait de plus en plus le caractère d’un pouvoir public organisé aux fins de l’asservissement de la classe ouvrière, d’un appareil de domination de classe. Après chaque révolution qui marque un progrès de la lutte des classes, le caractère purement répressif du pouvoir d’Etat apparaît de façon de plus en plus ouverte". Après la Révolution de 1848-1849, le pouvoir d’Etat devient "l’engin de guerre national du Capital contre le Travail". Le Second Empire ne fait que le consolider.
"L’antithèse directe de l’Empire fut la Commune". "La Commune fut la forme positive" "d’une république qui ne devait pas seulement abolir la forme monarchique de la domination de classe, mais la domination de classe elle-même."
En quoi consistait précisément cette forme "positive" de république prolétarienne socialiste ? Quel était l’Etat qu’elle avait commencé de fonder ?
"Le premier décret de la commune fut... la suppression de l’armée permanente, et son remplacement par le peuple en armes."
Cette revendication figure maintenant au programme de tous les partis qui se réclament du socialisme. Mais ce que valent leurs programmes, c’est ce qu’illustre au mieux l’attitude de nos socialistes-révolutionnaires et de nos menchéviks qui, justement après la révolution du 27 février, ont en fait refusé de donner suite à cette revendication !
"La Commune fut composée des conseillers municipaux, élus au suffrage universel dans les divers arrondissements de la ville. Ils étaient responsables et révocables à tout moment. La majorité de ses membres étaient naturellement des ouvriers ou des représentants reconnus de la classe ouvrière."
"Au lieu de continuer d’être l’instrument du gouvernement central, la police fut immédiatement dépouillée de ses attributs politiques et transformée en un instrument de la Commune, responsable et à tout instant révocable. Il en fut de même pour les fonctionnaires de toutes les autres branches de l’administration. Depuis les membres de la Commune jusqu’au bas de l’échelle, la fonction publique devait être assurée pour des salaires d’ouvriers. Les bénéfices d’usage et les indemnités de représentation des hauts dignitaires de l’Etat disparurent avec ces hauts dignitaires eux-mêmes... Une fois abolies l’armée permanente et la police, instruments du pouvoir matériel de l’ancien gouvernement, la Commune se donna pour tâche de briser l’outil spirituel de l’oppression, le "pouvoir des prêtres"... Les fonctionnaires de la justice furent dépouillés de leur feinte indépendance... ils devaient être électifs, responsables et révocables."
Ainsi, la Commune semblait avoir remplacé la machine d’Etat brisée en instituant une démocratie "simplement" plus complète : suppression de l’armée permanente, électivité et révocabilité de tous les fonctionnaires sans exception. Or, en réalité, ce "simplement" représente une oeuvre gigantesque : le remplacement d’institutions par d’autres foncièrement différentes. C’est là justement un cas de "transformation de la quantité en qualité" : réalisée de cette façon, aussi pleinement et aussi méthodiquement qu’il est possible de le concevoir, la démocratie, de bourgeoise, devient prolétarienne ; d’Etat (=pouvoir spécial destiné à mater une classe déterminée), elle se transforme en quelque chose qui n’est plus, à proprement parler, un Etat.
Mater la bourgeoisie et briser sa résistance n’en reste pas moins une nécessité. Cette nécessité s’imposait particulièrement à la Commune, et l’une des causes de sa défaite est qu’elle ne l’a pas fait avec assez de résolution. Mais ici, l’organisme de répression est la majorité de la population et non plus la minorité, ainsi qu’avait toujours été le cas au temps de l’esclavage comme au temps du servage et de l’esclavage salarié. Or, du moment que c’est la majorité du peuple qui mate elle-même ses oppresseurs, il n’est plus besoin d’un "pouvoir spécial" de répression ! C’est en ce sens que l’Etat commence à s’éteindre. Au lieu d’institutions spéciales d’une minorité privilégiée (fonctionnaires privilégiés, chefs de l’armée permanente), la majorité elle-même peut s’acquitter directement de ces tâches ; et plus les fonctions du pouvoir d’Etat sont exercées par l’ensemble du peuple, moins ce pouvoir devient nécessaire.
A cet égard, une des mesures prises par la Commune, et que Marx fait ressortir, est particulièrement remarquable : suppression de toutes les indemnités de représentation, de tous les privilèges pécuniaires attachés au corps des fonctionnaires, réduction des traitements de tous les fonctionnaires au niveau des "salaires d’ouvriers". C’est là justement qu’apparaît avec le plus de relief le tournant qui s’opère de la démocratie bourgeoise à la démocratie prolétarienne, de la démocratie des oppresseurs à la démocratie des classes opprimées, de l’Etat en tant que "pouvoir spécial" destiné à mater une classe déterminée à la répression exercée sur les oppresseurs par le pouvoir général de la majorité du peuple, des ouvriers et des paysans. Et c’est précisément sur ce point, particulièrement frappant et le plus important peut-être en ce qui concerne la question de l’Etat, que les enseignements de Marx sont le plus oubliés ! Les commentaires de vulgarisation — ils sont innombrables — n’en parlent pas. Il est "d’usage" de taire cela comme une "naïveté" qui a fait son temps, à la manière des chrétiens qui, une fois leur culte devenu religion d’Etat, ont "oublié" les "naïvetés" du christianisme primitif avec son esprit révolutionnaire démocratique.
La réduction du traitement des hauts fonctionnaires de l’Etat apparaît "simplement" comme la revendication d’un démocratisme naïf, primitif. Un des "fondateurs" de l’opportunisme moderne, l’ex-social-démocrate Ed. Bernstein, s’est maintes fois exercé à répéter les plates railleries bourgeoises contre le démocratisme "primitif". Comme tous les opportunistes, comme les kautskistes de nos jours, il n’a pas du tout compris, premièrement, qu’il est impossible de passer du capitalisme au socialisme sans un certain "retour" au démocratisme "primitif" (car enfin, comment s’y prendre autrement pour faire en sorte que les fonctions de l’Etat soient exercées par la majorité, par la totalité de la population ?) et, deuxièmement, que le "démocratisme primitif" basé sur le capitalisme et la culture capitaliste n’est pas le démocratisme primitif des époques anciennes ou précapitalistes. La culture capitaliste a créé la grande production, les fabriques, les chemins de fer, la poste, le téléphone, etc. Et, sur cette base l’immense majorité des fonctions du vieux "pouvoir d’Etat" se sont tellement simplifiées, et peuvent être réduites à de si simples opérations d’enregistrement, d’inscription, de contrôle, qu’elles seront parfaitement à la portée de toute personne pourvue d’une instruction primaire, qu’elles pourront parfaitement être exercées moyennant un simple "salaire d’ouvrier" ; ainsi l’on peut (et l’on doit) enlever à ces fonctions tout caractère privilégié, "hiérarchique".
Electivité complète, révocabilité à tout moment de tous les fonctionnaires sans exception, réduction de leurs traitements au niveau d’un normal "salaire d’ouvrier", ces mesures démocratiques simples et "allant de soi", qui rendent parfaitement solidaires les intérêts des ouvriers et de la majorité des paysans, servent en même temps de passerelle conduisant du capitalisme au socialisme. Ces mesures concernent la réorganisation de l’Etat, la réorganisation purement politique de la société, mais elles ne prennent naturellement tout leur sens et toute leur valeur que rattachées à la réalisation ou à la préparation de l’"expropriation des expropriateurs", c’est-à-dire avec la transformation de la propriété privée capitaliste des moyens de production en propriété sociale.
"La Commune, écrivait Marx, a réalisé ce mot d’ordre de toutes les révolutions bourgeoises, le gouvernement à bon marché, en abolissant ces deux grandes sources de dépenses : l’armée permanente et le fonctionnarisme d’Etat."
Seule une infime minorité de la paysannerie ainsi que des autres couches de la petite bourgeoisie s’"élève", "arrive" au sens bourgeois du mot, c’est-à-dire que seuls quelques individus deviennent ou des gens aisés, des bourgeois, ou des fonctionnaires nantis et privilégiés. L’immense majorité des paysans, dans tout pays capitaliste où il existe une paysannerie (et ces pays sont en majorité), sont opprimés par le gouvernement et aspirent à le renverser ; ils aspirent à un gouvernement "à bon marché". Le prolétariat peut seul, s’acquitter de cette tâche et, en l’exécutant, il fait du même coup un pas vers la réorganisation socialiste de l’Etat.